foto-post1Toute révolution technique provoque une première vague d’enthousiasme et tout le monde souhaite « jouer » avec le nouvel outil et espère trouver enfin le Saint-Graal. Nous avons déjà vécu cela lors de la découverte de l’ADN par Watson et Crick. Où en sommes-nous après la récente révolution déclenchée par la découverte du fait que nous sommes composés de dix pour cent de cellules humaines et quatre-vingt-dix pour cent de cellules microbiennes ? Comment cette notion d’un « nouvel organe » (ou « organe négligé ») a-t-elle impacté la science et l’activité des médecins ?

Après la publication de plus de 2 000 études au cours des dix dernières années, nul ne doute plus de l’attention croissante portée à la recherche sur le microbiote. Néanmoins, une dose de scepticisme concernant certaines études sur le microbiote subsiste. Tandis que d’une perspective épistémologique, certains experts considèrent que cela s’inscrit simplement dans l’évolution normale d’un nouveau domaine de recherche ou d’une nouvelle science, d’autres affirment que les informations divulguées sont trop prometteuses ou exagèrent les résultats obtenus. Les domaines d’intérêt potentiels de la science du microbiote sont de plus en plus nombreux, de même que certaines questions pragmatiques qui se posent sur comment et quand ces découvertes influenceraient les pratiques quotidiennes. En tant que plateforme vouée à la divulgation d’informations sur le microbiote intestinal, nous avons décidé d’aborder ces questions et, pour cela, nous avons demandé à trois experts dans ce domaine de partager leur point de vue avec nous.

Seth R. Bordenstein, Professeur Adjoint de Biologie et de Pathologie, Microbiologie et Immunologie à l’Université Vanderbilt, à Nashville. Outre sa facette de professeur, il exerce en tant que scientifique, communicant et consultant. Voici son blog, et vous pourrez aussi le suivre sur Twitter.

Joël Doré, Directeur de l’Unité Ecologie et Physiologie du Système Digestif à l’INRA (Institut National de la Recherche Agronomique). Il a également participé au projet européen MetaHit et est le Président du Comité Scientifique de Gut Microbiota for Health Experts Exchange. Vous pouvez le suivre sur Twitter.

Paul Enck, Directeur de Recherche dans le Département de Médecine Psychosomatique et Psychothérapie à l’Hôpital Universitaire de Tübingen en Allemagne. Il est membre du comité d’experts de la Section Microbiote Intestinal et Santé (Gut Microbiota & Health) de la  Société Européenne de Neurogastroentérologie et de Motilité (ESNM) et responsable de notre comité éditorial.

 

Comment expliqueriez-vous la situation actuelle de la recherche dans le domaine du microbiote ? Considérez-vous cela comme l’évolution normale d’une nouvelle science ou juste une exagération des découvertes ?

Bordenstein: Avec la capacité de comprendre que la génétique et la santé d’un organisme incluent son microbiome, la biologie a atteint un nouveau stade. En conséquence, les animaux et les plantes sont désormais, à juste titre, considérés non plus comme des individus, mais comme des superorganismes ou holobiontes composés de gènes essentiels dans le génome nucléaire, les organites et le microbiome. Ces connaissances acquises récemment ont causé une révolution au sein des sciences de la vie, car elles nous permettent de mieux cerner ce qui détermine notre santé et  notre état de forme. L’Histoire nous montre que les sciences qui démarrent, notamment celles avec le potentiel de réorienter  les sous-disciplines, sont toujours aux prises avec les inférences et les préjudices intellectuels. La recherche sur le microbiote n’est sans doute pas une exception et par conséquent ce bras de fer entre le scepticisme et  le discernement est la preuve même que l’on se trouve face à un discours scientifique solide. Toutes les opinions sont les bienvenues à ce stade initial. Le processus finira par se corriger lui-même, comme il le fait toujours.

Le bras de fer entre le scepticisme et  le discernement est la preuve même que l’on se trouve face à un discours scientifique solide

Seth R. Bordenstein

Doré: Durant ces dernières années, l’attention portée au microbiote intestinal n’a cessé de croitre, et ce, à mon avis, pour deux raisons essentielles : d’une part, le développement de nouvelles technologies qui ont permis le séquençage de ce « deuxième génome », le métagénome intestinal (dont 70 à 80 % ne peut être cultivé). De l’autre, une reconnaissance croissante de la connexion entre le microbiote intestinal et la majorité des principales maladies liées aux sociétés modernes et dont la prévalence est en progression depuis la seconde moitié du siècle dernier.

Enck: Après plus de trente ans de développement de la science dans le domaine de la médecine et les questions annexes, je dirais que, si bien la situation actuelle concernant l’acceptation par le grand public (et non pas les spécialistes) de la recherche sur le microbiote intestinal est inhabituelle et en aucun cas ne pourrait être qualifiée de normale, elle n’est néanmoins pas unique.Cela me fait penser à l’euphorie des débuts des projets sur le génome humain. Ce qui est évident, c’est le contraste marqué entre la complexité de la recherche sur le microbiote (de moins en moins de scientifiques arrivent à comprendre complètement les dernières avancées et deviennent chaque fois plus dépendants des biologistes des systèmes et des statisticiens) d’une part, et la simplicité des résultats de ces recherches transmis au grand public (essentiellement par des blogueurs, des journalistes et les médias en général) d’autre part. J’en déduis que les deux tendances sont complémentaires : plus c’est difficile à comprendre et moins c’est compliqué à interpréter. Étant donné que ces avancées sont liées à un sujet auquel tout le monde s’intéresse (à savoir une alimentation saine), les messages envoyés sont rapidement saisis et adaptés par le grand public : une alimentation saine pour une vie saine (pour citer un sujet de recherche très en vogue dans l’UE).

 

Quelles croyez-vous être les erreurs les plus fréquentes au moment de présenter les résultats des recherches sur le microbiote ou d’en tirer des conclusions ?

Bordenstein: Les erreurs sont des actions ou des conclusions erronées ou fausses sur lesquelles le processus de révision par les pairs devrait statuer. Cela dit, la science du microbiome évolue rapidement et la communauté cherche un leadership dans les meilleurs standards et pratiques. Il existe une myriade de façons d’analyser les données portant sur le microbiome et les chercheurs ne peuvent pas compter uniquement sur leurs recherches pour obtenir les meilleures données. Cela pourrait justement être catalogué comme une erreur ;  je l’ai constaté par moi-même. Reconnaitre que les laboratoires impliqués dans des projets sur le microbiome doivent avoir de l’expérience en analyses de  big data (données massives), est la clé pour éviter les erreurs. Il est en outre nécessaire de faire attention à la conception des expériences : la taille appropriée des échantillons, la réplication et les contrôles négatifs.

Doré: Je vois deux erreurs majeures. La première, un manque de critères qui complique la comparaison des résultats, et qui est amplifié par le fait que les technologies avancent et deviennent accessibles à des collègues qui ne comptent pas forcément la formation et l’expérience nécessaires pour les interpréter. La seconde est que le microbiote n’est pas seul ; il interagit avec son hôte dès la naissance. La dysbiose, par exemple, qui a longtemps été présentée comme une distorsion du microbiote, devrait  être considérée comme une altération de la symbiose homme-microbe…

Enck: Je vois deux erreurs de base. La première est l’exagération et la surinterprétation des données animales comme si elles étaient vraiment extrapolables à la santé, la nutrition ou les maladies humaines. Les scientifiques en sont bien conscients, mais les journalistes ont souvent du mal à distinguer entre les données applicables aux animaux et celles applicables aux Hommes. La seconde erreur est en partie causée par les scientifiques eux-mêmes. Du fait de la complexité du sujet « microbiote et santé », nous avons tendance à simplifier les messages pour que l’information passe. L’une des raisons pour ce faire est que ces recherches (comme les efforts pour déchiffrer le génome humain par le passé) sont chères et requièrent une justification publique supplémentaire ; l’autre étant que les recherches onéreuses nécessitent du soutien des médias à cause des ressources financières limitées et de la concurrence entre les demandes des différentes spécialités de la communauté scientifique.

Il faudrait au moins dix ans de plus pour arriver à repérer les résultats applicables aux humains

 Joël Doré

La science sur le microbiome est-elle déjà présente dans l’activité quotidienne des médecins et des chercheurs ? Et cette information est-elle en train de changer le mode de vie ou les choix nutritionnels de la société en général ?

Bordenstein: La science du microbiome a provoqué certains changements importants au sein de la société. En premier lieu, comme lorsque nous regardons les étoiles pour comprendre notre place dans l’univers, observer nos microbes nous a permis de conclure que notre espèce, Homo sapiens, n’est pas spéciale, mais qu’elle dépend de nombreuses espèces microbiennes. De plus, le succès retentissant des transplantations fécales et leur utilisation de plus en plus fréquente dans les cliniques témoignent des applications du microbiome à la santé. De l’avis général, cette tendance va continuer.

Doré: Pas encore. Une transposition est nécessaire, et les transpositions nécessitent souvent des brevets et des produits. Dans le monde de la médecine, certains kits de diagnostic et de pronostic sont sur le point de voir le jour ainsi que des produits issus de la théorie du D. Martin Blaser sur « les microbes manquants ». En nutrition, les probiotiques étaient relativement populaires en Europe jusqu’à ce que l’EFSA (Autorité européenne de sécurité des aliments) s’en mêle et voilà que nous nous retrouvons sans mécanisme de validation règlementaire des bénéfices prouvés scientifiquement, de façon que la chaine de soutien de la science au consommateur est rompue. Jusqu’à ce que cette situation soit résolue, il nous reste à espérer que les recommandations parviennent à la société, mais les moyens sont limités.

Enck: Absolument pas. Ceci ne se produit ni pour les médecins, ni pour la société en général, peut-être un peu pour la science. En outre, je ne considère pas non plus que les coutumes et les choix nutritionnels aient considérablement changé. À mon avis, il faudrait au moins dix ans de plus pour arriver à repérer les résultats applicables aux humains parmi tous ceux qui ont été obtenus  par les scientifiques à ce jour.

 

Quel est le rôle des cabinets de presse et des journalistes et bloggers santé dans ce scénario ?

Bordenstein: Le journalisme et les communiqués de presse sur le microbiome devraient s’en tenir à captiver sans en tirer profit, c’est-à-dire promouvoir les connaissances plutôt que faire des promesses, à cette étape initiale de la science, illuminer sans immortaliser.

Doré: Les journalistes scientifiques ont une responsabilité majeure, car ce sont eux qui fournissent l’information. Ils devraient aider les scientifiques et les cliniciens à communiquer tout ce qui a été solidement démontré et souligner les domaines où les connaissances sont limitées ou inexistantes, de façon à ce que la société et les consommateurs se sentent plus épaulés dans leurs décisions. Les journalistes scientifiques sont aussi la principale connexion entre les cliniciens  et les médecins généralistes, en combinaison avec les sources d’information basées sur le réseau tels que www.gutmicrobiotaforhealth.com ou le présent blog.

Les journalistes scientifiques devraient aider les scientifiques et les cliniciens à communiquer tout ce qui a été solidement démontré et souligner les domaines où les connaissances sont limitées

Paul Enk

Enck: En tant que médiateurs entre les scientifiques et le grand public, les journalistes scientifiques devraient préserver la science des mauvaises interprétations et protéger le grand public des informations erronées. La science prend du temps, et étant donné que le microbiote intestinal n’est à l’ordre du jour que depuis peu, il nous faudra beaucoup plus de temps pour être en mesure de déterminer si les recherches actuelles ont amorcé un changement de paradigme ou une simple tempête dans un verre d’eau.